Extrait
Paris, lundi 31 décembre 1899
Vers dix heures du soir, Madame Marie Picard a commencé à ressentir les premiers signes de l’enfantement. Madame Marie, c’est Marie de Beer, la fille d’un joaillier d’Anvers que Jules a rencontrée à Paris, alors qu’elle passait quelques jours avec sa sœur Astrid. Peut-être eût-il mieux valu que cet événement n’eût jamais existé. Bon, c’est vrai, cette histoire aurait vite tourné court.
C’est Jules qui veut se donner des airs de bon bourgeois en parlant comme ces gens-là. L’enfantement, tout le monde a rigolé, lui, il n’a rien vu. Jules paradait dans un costume bien trop étroit qui engonçait son ventre et son orgueil mais il trouvait que c’était comme cela qu’il devait apparaître, prêt à éclater.
Le hasard a voulu qu’un jour, notre brave jeune homme, à la terrasse d’un café, quai Voltaire, les ait repérées. Enfin, il y en avait d’autres, des hommes intéressés, mais c’est lui Jules qui était à la table d’à côté. Elles se sont assises tout près, un mouchoir brodé est tombé par inadvertance et c’est Jules qui l’a ramassé. C’était en 1888, Marie avait vingt ans. Astrid, dix-huit. Elles étaient toutes deux très belles, mais les yeux de Marie étaient plus bleus, plus perçants, plus attirants. Ils ont échangé leurs adresses, se sont écrit, puis se sont revus et mariés en 1889. Un mouchoir essuie des larmes, un mouchoir peut aussi en provoquer, de bonheur celles-là.
[…]
Tout de suite, devant les souffrances de Madame Marie, le majordome, Monsieur Anselme, est allé chercher Madame Bastien, la sage-femme qui habitait quelques rues plus loin, et Jules Picard avait demandé à Mademoiselle Jeanne, la nurse, de bien vouloir surveiller le petit Louis, l’aîné, qui venait d’avoir dix ans et qui avait eu le droit de veiller un peu plus tard pour attendre la nouvelle année. Louis était né, mais c’est une coïncidence, le 1er janvier 1890. Le mois d’avril était donc le mois des conceptions chez les Picard, la venue du printemps, peut-être. Louis, qui devait se croire à jamais fils unique, avait un peu fait la grimace et il en voulait déjà un peu à ce nouveau Picard, il espérait que ce soit un garçon, pour lui dire son fait. Il se sentait bien, fils unique et tyrannique. Son père, surtout, il savait comment le manipuler. Enfin, il apprendra tout cela à ce Charles, son frère. Il en souffrira aussi.